Nous y sommes... par Fred Vargas
A lire à l'Assemblée Nationale, au Sénat, dans toutes les assemblées, en Mairie, dans les écoles, dans les foyers et Maisons de retraite, églises, synagogues, mosquées, Loges, Cafés-philo, et autres lieux publics et privés.... et à apprendre par cœur par nos responsables et aussi irresponsables élus ou non.
Jean-Pierre Lagane
"Nous y sommes... "
"Nous y voilà, nous y sommes. Depuis cinquante ans que
cette tourmente menace dans les hauts-fourneaux de l'incurie de
l'humanité, nous y sommes. Dans le mur, au bord du gouffre, comme seul l'homme sait le faire avec
brio, qui ne perçoit la réalité que lorsqu'elle lui fait mal. Telle notre
bonne vieille cigale à qui nous prêtons nos qualités d'insouciance.
Nous avons chanté, dansé. Quand je dis « nous », entendons un quart de l'humanité tandis que
le reste était à la peine.
Nous avons construit la vie meilleure, nous avons jeté nos pesticides
à l'eau, nos fumées dans l'air, nous avons conduit trois voitures, nous
avons vidé les mines, nous avons mangé des fraises du bout monde, nous
avons voyagé en tous sens, nous avons éclairé les nuits, nous avons
chaussé des tennis qui clignotent quand on marche, nous avons grossi, nous
avons mouillé le désert, acidifié la pluie, créé des clones, franchement
on peut dire qu'on s'est bien amusés.
On a réussi des trucs carrément épatants, très difficiles, comme faire
fondre la banquise, glisser des bestioles génétiquement modifiées sous la
terre, déplacer le Gulf Stream, détruire un tiers des espèces vivantes,
faire péter l'atome, enfoncer des déchets radioactifs dans le sol, ni vu
ni connu.
Franchement on s'est marrés. Franchement on a bien profité.
Et on aimerait bien continuer, tant il va de soi qu'il est plus rigolo
de sauter dans un avion avec des tennis lumineuses que de biner des pommes
de terre.
Certes. Mais nous y sommes. A la Troisième Révolution.
Qui a ceci de très différent des deux premières (la Révolution néolithique et
la Révolution industrielle, pour mémoire) qu'on ne l'a pas choisie.
« On est obligés de la faire, la Troisième Révolution ? » demanderont
quelques esprits réticents et chagrins.
Oui. On n'a pas le choix, elle a déjà commencé, elle ne nous a pas demandé
notre avis.
C'est la mère Nature qui l'a décidé, après nous avoir aimablement laissés
jouer avec elle depuis des décennies.
La mère Nature, épuisée, souillée, exsangue, nous ferme les robinets.
De pétrole, de gaz, d'uranium, d'air, d'eau.
Son ultimatum est clair et sans pitié :
Sauvez-moi, ou crevez avec moi (à l'exception des fourmis et des araignées
qui nous survivront, car très résistantes, et d'ailleurs peu portées sur
la danse).
Sauvez-moi, ou crevez avec moi.
Evidemment, dit comme ça, on comprend qu'on n'a pas le choix, on s'exécute
illico et, même, si on a le temps, on s'excuse, affolés et honteux.
D'aucuns, un brin rêveurs, tentent d'obtenir un délai, de s'amuser encore
avec la croissance. Peine perdue.
Il y a du boulot, plus que l'humanité n'en eut jamais.
Nettoyer le ciel, laver l'eau, décrasser la terre, abandonner sa voiture, figer
le nucléaire, ramasser les ours blancs, éteindre en partant, veiller à la
paix, contenir l'avidité, trouver des fraises à côté de chez soi, ne pas
sortir la nuit pour les cueillir toutes, en laisser au voisin, relancer la
marine à voile, laisser le charbon là où il est, attention, ne nous laissons pas tenter, laissons ce
charbon tranquille, récupérer le crottin, pisser dans les champs (pour le
phosphore, on n'en a plus, on a tout pris dans les mines, on s'est quand
même bien marrés).
S'efforcer. Réfléchir, même.
Et, sans vouloir offenser avec un terme tombé en désuétude, être
solidaire. Avec le voisin, avec l'Europe, avec le monde.
Colossal programme que celui de la Troisième Révolution.
Pas d'échappatoire, allons-y.
Encore qu'il faut noter que récupérer du crottin, et tous ceux qui l'ont
fait le savent, est une activité foncièrement satisfaisante.
Qui n'empêche en rien de danser le soir venu, ce n'est pas incompatible.
A condition que la paix soit là, à condition que nous contenions le retour de
la barbarie, une autre des grandes spécialités de l'homme, sa plus aboutie
peut être.
A ce prix, nous réussirons la Troisième révolution.
A ce prix nous danserons, autrement sans doute, mais nous danserons
encore."
Fred Vargas -Archéologue et écrivain
Jean-Pierre Lagane
"Nous y sommes... "
"Nous y voilà, nous y sommes. Depuis cinquante ans que
cette tourmente menace dans les hauts-fourneaux de l'incurie de
l'humanité, nous y sommes. Dans le mur, au bord du gouffre, comme seul l'homme sait le faire avec
brio, qui ne perçoit la réalité que lorsqu'elle lui fait mal. Telle notre
bonne vieille cigale à qui nous prêtons nos qualités d'insouciance.
Nous avons chanté, dansé. Quand je dis « nous », entendons un quart de l'humanité tandis que
le reste était à la peine.
Nous avons construit la vie meilleure, nous avons jeté nos pesticides
à l'eau, nos fumées dans l'air, nous avons conduit trois voitures, nous
avons vidé les mines, nous avons mangé des fraises du bout monde, nous
avons voyagé en tous sens, nous avons éclairé les nuits, nous avons
chaussé des tennis qui clignotent quand on marche, nous avons grossi, nous
avons mouillé le désert, acidifié la pluie, créé des clones, franchement
on peut dire qu'on s'est bien amusés.
On a réussi des trucs carrément épatants, très difficiles, comme faire
fondre la banquise, glisser des bestioles génétiquement modifiées sous la
terre, déplacer le Gulf Stream, détruire un tiers des espèces vivantes,
faire péter l'atome, enfoncer des déchets radioactifs dans le sol, ni vu
ni connu.
Franchement on s'est marrés. Franchement on a bien profité.
Et on aimerait bien continuer, tant il va de soi qu'il est plus rigolo
de sauter dans un avion avec des tennis lumineuses que de biner des pommes
de terre.
Certes. Mais nous y sommes. A la Troisième Révolution.
Qui a ceci de très différent des deux premières (la Révolution néolithique et
la Révolution industrielle, pour mémoire) qu'on ne l'a pas choisie.
« On est obligés de la faire, la Troisième Révolution ? » demanderont
quelques esprits réticents et chagrins.
Oui. On n'a pas le choix, elle a déjà commencé, elle ne nous a pas demandé
notre avis.
C'est la mère Nature qui l'a décidé, après nous avoir aimablement laissés
jouer avec elle depuis des décennies.
La mère Nature, épuisée, souillée, exsangue, nous ferme les robinets.
De pétrole, de gaz, d'uranium, d'air, d'eau.
Son ultimatum est clair et sans pitié :
Sauvez-moi, ou crevez avec moi (à l'exception des fourmis et des araignées
qui nous survivront, car très résistantes, et d'ailleurs peu portées sur
la danse).
Sauvez-moi, ou crevez avec moi.
Evidemment, dit comme ça, on comprend qu'on n'a pas le choix, on s'exécute
illico et, même, si on a le temps, on s'excuse, affolés et honteux.
D'aucuns, un brin rêveurs, tentent d'obtenir un délai, de s'amuser encore
avec la croissance. Peine perdue.
Il y a du boulot, plus que l'humanité n'en eut jamais.
Nettoyer le ciel, laver l'eau, décrasser la terre, abandonner sa voiture, figer
le nucléaire, ramasser les ours blancs, éteindre en partant, veiller à la
paix, contenir l'avidité, trouver des fraises à côté de chez soi, ne pas
sortir la nuit pour les cueillir toutes, en laisser au voisin, relancer la
marine à voile, laisser le charbon là où il est, attention, ne nous laissons pas tenter, laissons ce
charbon tranquille, récupérer le crottin, pisser dans les champs (pour le
phosphore, on n'en a plus, on a tout pris dans les mines, on s'est quand
même bien marrés).
S'efforcer. Réfléchir, même.
Et, sans vouloir offenser avec un terme tombé en désuétude, être
solidaire. Avec le voisin, avec l'Europe, avec le monde.
Colossal programme que celui de la Troisième Révolution.
Pas d'échappatoire, allons-y.
Encore qu'il faut noter que récupérer du crottin, et tous ceux qui l'ont
fait le savent, est une activité foncièrement satisfaisante.
Qui n'empêche en rien de danser le soir venu, ce n'est pas incompatible.
A condition que la paix soit là, à condition que nous contenions le retour de
la barbarie, une autre des grandes spécialités de l'homme, sa plus aboutie
peut être.
A ce prix, nous réussirons la Troisième révolution.
A ce prix nous danserons, autrement sans doute, mais nous danserons
encore."
Fred Vargas -Archéologue et écrivain